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mercredi 30 novembre 2011

A. Abelhauser : La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude

A. Abelhauser : La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude

Bernard GENSANE


Cet ouvrage tombe à point. Cela fait environ un demi-siècle que l’entreprise capitaliste étatsunienne utilise l’évaluation pour calibrer, soumettre, surmotiver les travailleurs. Les concepteurs d’outre-Atlantique étaient loin d’imaginer, à l’époque, que la Fonction publique française, l’université en tête (c’est de ce domaine que traite surtout le livre), s’emparerait de cet outil pour l’infliger sans discernement à des populations entières. La droite dure au pouvoir en France depuis 2002 ne s’est pas gênée pour imposer et généraliser la pratique de cet outil.
Avec la finesse et le vocabulaire du Café du Commerce qu’on lui connaît, en proférant une contre-vérité tous les trois mots, le kleiner Mannavait posé le problème de l’évaluation le 4 février 2009 dans un discours où il s’agitait comme un pantin et où il faisait clairement entendre qu’il lisait un texte qu’il avait inspiré mais dont il n’avait pas écrit un mot (http://www.youtube.com/watch?v=iyBXfmrVhrk) : « Franchement, la recherche sans évaluation, ça pose un problème. C’est un système assez génial, d’ailleurs : « celui qui agit est en même temps celui qui s’évalue. Qui peut penser que c’est raisonnable ? Je vois que ça peut être confortable. Je peux en tirer quelques conclusions pour moi-même. » Malgré son parcours universitaire modeste, le kleiner Mann savait fort bien que, depuis toujours, les chercheurs et les laboratoires sont évalués par leurs pairs, dans tous les domaines. On pourra regretter, avec le recul, qu’aucun des présents insultés par le chef de l’État n’ait quitté la salle lors de cette médiocre philippique. Un tel acte de résistance aurait aidé de nombreux universitaires à comprendre à quel point Sarkozy les emmenait dans une démarche de "folie".
Le principal danger de l’évaluation est qu’elle prétend protéger les usagers puisqu’elle est censée rendre des comptes à la société. Dans les faits, elle détourne les évalués de leur mission et elle a un coût énorme pour la société. Sa logique est terrible : « Elle opère comme une gigantesque machine à détourner tout un chacun de sa fonction, à dissuader tout un chacun d’exercer son métier. Il pousse l’évalué à n’avoir d’action que susceptible d’être évaluée à l’aune prévue, il exige de lui qu’il fasse du chiffre et que cela, il détourne les chercheurs de leurs recherches, les soignants de leurs soins, les enseignants de leur enseignement. L’évaluation vide le cœur des métiers de sa substance même. » Comme le disent fort bien les auteurs, « le culte du chiffre, c’est la mort de l’humain ».
L’évaluation, c’est le triomphe de l’économie de marché dans des domaines autrefois préservés. Un peu comme les tristement nocives agences de notation conçues à l’origine pour noter et donner des informations sur les entreprises privées, pas sur les États.
Le premier effet de l’évaluation est une perte de productivité qui atteint parfois plus de 20% : des centaines de milliers d’euros dans un petit hôpital français, par exemple, un tiers des dépenses de santé aux États-Unis. Les évalués s’épuisent à entrer en compétition avec les autres et avec eux-mêmes. L’évaluation porte ainsi atteinte au lien social en constituant comme rivaux potentiels ceux qui devraient s’éprouver comme solidaires. L’évalué est un être d’avance soumis. Les auteurs citent Jacques-Alain Miller : « Consentir à être évalué est beaucoup plus important que l’opération d’évaluation elle-même. » En bout de ligne, l’évalué est formaté par et soumis à l’économie de marché. L’évaluation favorise l’oppression sociale et symbolique, non seulement dans le champ professionnel, mais plus encore dans tous les secteurs de la vie sociale et subjective. Ce qui contribue toujours plus à écraser la pensée et la subjectivité du travailleur, donc le travailleur en tant que sujet libre. Le monde devient mathématisé, toujours plus numérisé, ce qui permet au néo-libéralisme de devenir, selon Bourdieu, « la forme suprême de la sociodicée conservatrice. » Selon les auteurs, l’évalué se soumet à la norme plus qu’à la loi. Le prix d’un travailleur n’a alors de sens qu’en fonction du prix des autres travailleurs. Dans la recherche universitaire, la qualité d’un article n’existe pas en soi, mais par rapport à la qualité de la revue où il est publié, cette qualité étant déterminé par les flics universitaires et les loi du marché (pourquoi n’existe-t-il pas en France de périodique de la qualité du Lancet britannique ?). Comme un fait exprès, les évaluateurs sont rarement les meilleurs d’entre les universitaires. Les bons chercheurs font de la recherche et se désintéressent de ce travail de flicage. D’ailleurs, le flic sera bientôt totalement remplacé par la machine grâce au facteur d’impact, l’ignoble impact factor. Ceux des universitaires qui croient encore dans l’objectivité de l’impact factor sont ceux qui ont vu la vierge. Pour donner un cas exemplaire : la théorie grotesque de la mémoire de l’eau est, selon la logique de l’évaluation, une immense avancée scientifique car elle a fait réagir la communauté scientifique dans son entier. En revanche,L’interprétation des rêves de Freud, thèse hautement novatrice en son temps, est un travail nul pour notre kleiner Mann et ses porte-coton ; elle fut vendue à 228 exemplaires au cours des deux premières années suivant sa parution et il fallut dix ans pour que la première édition de 600 exemplaires fût épuisée. Les chercheurs novateurs, et même les savants Cosinus devront s’y faire : on ne publie plus pour être lu mais pour citer (les copains) et être cité (par les copains).
Au final, l’évaluation permet aux nouveaux mandarins (en gros ceux qui étaient étudiants dans les années 70/80 et qui ont eu un haut-le-cœur rétrospectif post soixante-huitard) d’asseoir un pouvoir arbitraire au nom de ce qu’ils présentent comme de la raison scientifique. L’(auto)flicage des évalués assure un meilleur contrôle de la classe dirigeante sur les travailleurs intellectuels en les déstabilisant en permanence puisque les critères de l’évaluation d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier et ne seront pas ceux de demain.
(avec R. Gori, M.-J. Sauret). Paris : Mille et une nuits, 2011.
À lire également : une analyse du Parti de gauche sur le projet de réforme de la notation des enseignants :http://www.lepartidegauche.fr/editos/arguments/4333-reforme-...

vendredi 11 novembre 2011

Pourquoi je pleure sur l’école de la République

Pourquoi je pleure sur l’école de la République

Par CLARA DA SILVA Mère et enseignante (désespérée) de philosophie et de cinéma au lycée de l’Essouriau des Ulis (Essonne)
Hier, j’ai trouvé deux avis dans ma boîte aux lettres concernant mes enfants. L’un, de l’école primaire, avec cette phrase absconse : «Beneylu Jim se fera une joie de vous accueillir à l’adresse : www.beneyluschool.net». L’autre, du collège : «Objet : mise à disposition de téléservices.» Il commence ainsi : «En tant que personne détentrice de l’autorité parentale, vous pouvez désormais mieux suivre la scolarité de vos enfants en utilisant les téléservices de consultation des notes…»
Je reçois comme un coup au cœur. Je me mets à pleurer. Je suis une mère, pas une «détentrice de l’autorité parentale». Et je refuse cette évolution. Parce que le problème, avec l’évolution, c’est qu’elle n’est pas nécessairement un progrès. L’utilisation aveugle du numérique renvoie à un monde à la sémiotique effrayante. Un monde dans lequel on «valide» des «items» en un simple «clic», un monde dans lequel on «renseigne» des «champs», on «s’identifie», avec des «codes», des «mots de passe». Un monde où (selon beneyluschool.net) «vous savez donc toujours qui se trouve derrière son clavier», où tout est en réalité surveillé et opaque : un monde de cauchemar.
C’est ce basculement dans Orwell qui me fait pleurer, le sentiment que nous en sommes là sans que personne, ou presque, ne s’en aperçoive - au nom d’une prétendue «commodité», par une série de menus déplacements lexicaux, que les faciès décérébrés de la télé assènent sans jamais interroger. Oui, l’école de la République, par crainte d’être has been, est en train de nous entraîner là, les yeux fermés.
J’entends d’ici les cris d’orfraie. Comment peut-on s’offusquer de tous ces progrès? Comment peut-on ne pas vouloir posséder de smartphone et ne pas être géolocalisable à tout instant? Ne pas accepter d’avoir de gentils amis sur Facebook, de contrôler (pardon, de checker) d’heure en heure le parcours de son enfant sur l’échelle du «socle commun», comment peut-on lui interdire la télé et toutes les consolations des consoles ? Comment peut-on, si jeune, être à ce point ringard ?
C’est que je ne me méfie pas de mes enfants. Je leur fais confiance. Ils ont le droit de me mentir, de ne pas dire qu’ils ont eu une mauvaise note. Ils ont le droit de penser du mal de moi, d’avoir des secrets qui m’inquiètent. J’ai le temps de faire face à cette inquiétude, d’attendre un bulletin de notes. Qu’est-ce donc que ce monde qui, en fichant, sous le prétexte de l’ouverture d’un merveilleux «espace numérique de travail», fabrique à la fois du définitif et de l’immédiat ? Qu’est-ce donc que ce monde disjonctif qui, d’un côté, lâche ses enfants, plusieurs heures par jour, dans la gueule ouverte des écrans plats et, de l’autre, passe son temps à les fliquer, en un joyeux et coercitif «surf» du doigt ?
Dans l’enseignement, que j’ai décidé de quitter par fatigue des adultes abêtis, j’ai vu ces dernières années monter en puissance cette peur de l’élève, toujours potentiellement tricheur, cette obsession du contrôle chiffré. L’élève, l’enfant, est devenu une menace, à mesure que chancellent le savoir et l’éducation.
Mais ce n’est pas des enfants dont il faut se méfier, c’est de l’usage des écrans, des images, et surtout des mots qui les accompagnent. L’école contribue désormais à l’éclatement de l’intelligence critique, elle qui était censée la former. S’il n’est pas question de revenir en arrière (sauf à passer comme moi pour une intégriste donneuse de leçons), il est urgent, vital, que les enseignants soient à nouveau formés, non aux atroces sciences cognitives - responsables du projet de tri à la maternelle -, mais à la critique de l’écran, et pas seulement à son usage hébété. Il existe, bien entendu, un usage éclairé de l’image, comme il existe un usage éclairé du langage. C’est à cela que doit servir l’école de la République : à ne pas être dupe d’un journal télévisé, d’une publicité, d’un bulletin de notes, à se révolter contre la bêtise, contre l’injustice, c’est-à-dire, en un mot, à devenir vraiment libre.
Je refuse donc que des informations nominatives concernant les enfants circulent sur Internet (voir les difficultés d’application de la loi «informatique et libertés»). Je refuse que des pratiques de fichage bien intentionnées s’insinuent jusque dans l’éducation. Je refuse que la «communication» l’emporte sur le langage, «l’information» sur la poésie, la bêtise sur l’intelligence. Je refuse, j’essaie de résister, j’y laisse des forces et j’en pleure. «Elever», c’est «veiller sur» et non pas surveiller.

mercredi 8 juin 2011

Halte aux méthodes du néomanagement !

Halte aux méthodes du néomanagement !

LEMONDE | 30.05.11 | 13h56  •  Mis à jour le 30.05.11 | 14h34
Dans cette époque rude et désenchantée, si la vie quotidienne de beaucoup d'entre nous se révèle de plus en plus sombre, il faut avoir conscience qu'il ne s'agit pas là d'un fait du hasard, d'une fatalité tombée du ciel.
La dureté des temps (souffrance au travail, isolement, fatalisme, dépression) est chaque jour renforcée par l'action de personnages dont la médiocrité et la terne banalité contrastent avec l'intensité du mal qu'ils font. Petits hommes gris à la Simenon, ils représentent la matérialisation finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L'Homme sans qualités (Seuil, 1979). Ces agents de la tristesse opèrent dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est certains où leurs méfaits sont assez récents et particulièrement choquants : l'éducation et la santé en font partie.
Ils se présentent en général comme des "managers", des gestionnaires d'un nouveau genre et viennent prendre la place des "anciens" dans des établissements scolaires, des hôpitaux, des centres médico-psycho-pédagogiques, des instituts médicaux-éducatif (IME), etc.
Ordinateur et pointeuse en poche, ils ont pour mission d'apurer les comptes et de "remettre au travail" le personnel. Avec eux, plus de "feignants", d'"assistés", de "privilégiés" (certains ont dû télécharger récemment le portrait de Laurent Wauquiez en fond d'écran...). Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement.
Or dans ces endroits singuliers où l'on soigne et où l'on apprend, l'essentiel se passe justement à côté du règlement. Pas contre, mais en dehors. Dans un hôpital, dans un centre psy, la qualité des soins dépend avant tout de la relation avec le patient. Elle passe par l'écoute, le dialogue, le regard, l'attention, et le pari partagé. Une minute peut valoir une heure, une heure une journée, une journée une vie. Aucun logiciel ne peut traiter ce genre de données.
Dans les centres médico-psychopédagogiques, les écoles, collèges et lycées, les objectifs chiffrés, les fichiers, les classements et catégories administratives ne peuvent cadrer avec des parcours d'élèves et patients multiples, complexes et singuliers. Ici, le travail a à voir avec le désir et le lien. Qui peut prétendre quantifier et rationaliser cela ? Nos petits soldats du management se méfient, eux, du vivant, de la complexité, de l'insaisissable. Ils haïssent cela même, car ces notions les empêchent de compter en rond. Ils n'ont qu'un mot à la bouche qu'ils répètent tel un mantra : "laloi, la loi, la loi."
Et l'on soupçonne, derrière ce formalisme, derrière leur apparente froideur, quelque chose de sombre et malsain. On connaît en psychanalyse et en psychopathologie ce phénomène d'obéissance stricte à la loi qui passe par l'effacement du sujet, définition même de la jouissance. Ces personnages, Lacan les appelait des "jouis-la-loi".
Ils ne se réfèrent qu'aux représentations réglementaires et légales du vivant ; mais la complexité du vivant, qui est la matière même de ces lieux de soins et d'éducation, n'est pas toute représentable. Par ailleurs, la loi dont ils parlent n'est pas la loi comme champ concflictuel. Ce qu'ils nomment respect de la loi n'est autre qu'une obéissance qu'ils exigent comme une simple compétence, au même titre que savoir lire ou écrire.
Plus d'espace, du même coup, pour la pensée critique et l'autonomie. Dans leur esprit, l'autonomie doit se transformer en pure autodiscipline, ce qui fait d'eux de petits soldats de la mise en place d'un pouvoir arbitraire. Dans leurs tableaux et leurs contrats d'objectif, l'essentiel leur échappe. Au point de susciter des effets "contre-productifs" - pour utiliser leurs termes.
A force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro d'argent public dépensé...), en quadrillant les services, en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c'est la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir et l'initiative des salariés.
Obligés de travailler dans un univers panoptique où tout est mesurable et transparent, ils perdent le goût de leur métier, s'impliquent logiquement moins, et souffrent au quotidien.
Ces méthodes de management sous la pression sont suffisamment élaborées (en provenance des Etats-Unis pour la plupart) pour savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, éviter des dérives qui se retourneraient contre leurs auteurs. Ils savent harceler sans dépasser la limite légale.
Ces auteurs eux-mêmes, petits chefs psychorigides, médiocres et sans aucune envergure spirituelle, sont parfaitement fuyants. Il est impossible d'engager une discussion contradictoire avec eux car ils ignorent tout du funeste dessein qu'ils servent jour après jour. Ils sont les aiguilleurs d'un train dont ils ne maîtrisent ni la puissance ni la destination.
Petits hommes méprisables et benêts qui participent à un processus qui les dépasse. Ce néomanagement pour lequel l'homme devient une ressource impersonnelle et interchangeable prépare les fondements d'une société que l'on voit se dessiner chaque jour de plus en plus clairement, où les critères économiques font la loi, et où la loi écrase la vie.
Les grands changements sociaux, ceux qui vont dans le sens de la tristesse et de la restriction des libertés, ne se passent jamais du jour au lendemain, de façon soudaine, comme on franchit le Rubicon. Ces bouleversements se préparent dans la durée, lentement, discrètement. Et c'est bien de cette façon que la petite armée de ces hommes sans qualités est en train de préparer le terrain d'une société brutale et obscure.
Pour continuer notre travail, dans ces lieux vitaux, il nous faut résister. Mais résister au nom de quoi ? Comme ce pouvoir s'attaque directement à la vie, c'est la vie elle-même qui devient résistance.

Ouvrage : "Organismes et artefacts : vers la virtualisation du vivant ?" (La Découverte, 2010).

Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste
Article paru dans l'édition du 31.05.11

Halte aux méthodes du néomanagement !

L'invasion des petits chefs gestionnaires.